viernes, 12 de agosto de 2011

Entrevista (extractos): 1. La rencontre avec P. Bourdieu 2. La découverte de la sociologie dans le contexte algérien (2002) - A. Sayad & H. Arfaoui

Extractos de la entrevista entre Abdelmalek Sayad y Hassan Arfaoui publicada en el libro Histoire et recherche identitaire (Éditions Bouchène, 2002).


La rencontre avec Pierre Bourdieu


A. H : Dans quelles conditions avez-vous connu Bourdieu?

J'avais déjà eu Bourdieu comme professeur. À l'époque, la licence de sociologie n'existait pas. J'avais découvert la matière par le biais de la philosophie: c'est ainsi qu'on lisait alors Durkheim, on le lisait en philosophie. Dans cette université ultra-provinciale qu'était Alger, on ne savait pas, on ne s'imaginait pas et surtout on ne nous a jamais dit nulle part, que la société pouvait être un laboratoire, avec des expériences et des observations à faire...

C'est Bourdieu qui nous l'a fait, qui me l'a fait découvrir. Il venait de terminer son service militaire, qui avait duré plus de 30 mois presque par sanction du fait de certaines rebellions. À la fin, un peu par protection de la part peut-être d'un général béarnais, comme lui, qui passait pour un des généraux les moins belliqueux d'Algérie, il a bénéficié de quelques mois de "planque" au service de presse du Gouvernement général de l'époque. Dans ce service-là, il y avait alors des personnes exceptionnelles: la responsable du bureau, une femme "Pied-noir" admirable; elle est restée en Algérie quelques temps après l'indépendance et elle a terminé sa carrière au ministère de la Culture à Paris (…).

Tout ce monde-là avait bien accueilli ce normalien à qui on ne demandait que d'écrire. Il était aux premières loges pour l'information et il avait le temps de lire. C'est à cette occasion qu'il a écrit le Que sais-je? Sociologie de l'Algérie. Quand il a été totalement libéré, il a pris un poste d'assistant à la faculté. La différence d'âge n'était pas énorme - quelques années seulement - avec ses étudiants, et avec moi, étudiant fort attardé. Comme enseignant, il tranchait sur le restant des professeurs : il ne débitait pas un cours, il réfléchissait en même temps qu'il faisait réfléchir. Cela donnait une relation pédagogique à la "maïeutique" socratique.

C'était la première fois que je me rendais compte que la société pouvait être un objet d'étude et que tout ce que j'avais appris scolairement par Kant, par Mauss, ou sur Kant, sur Aristote, pouvait servir à la compréhension de la réalité sociale. Dire cela aujourd'hui, c'est avoir l'air de remonter au Moyen Age mais cela se passait il a 30 ans seulement, alors qu'on a l'impression de parler de la scolastique ancienne.

Comme nous dédaignions injustement, pour des raisons extra-universtaires, les historiens de l'Algérie ou de l'Afrique du Nord comme on disait, les historiens de la colonisation, bien sûr, et aussi de la même manière les professeurs d'ethnologie coloniale, nous ne les gratifions pas même d'une lecture…Même dans les disciplines les plus proches de la réalité, et surtout dans celles-là comme la psychologie expérimentale par exemple, les professeurs qui nous les enseignaient ne pouvaient que nous en détourner. A l'université d'Alger, à l'époque, il y avait le meilleur comme le pire.

C'était une drôle de situation pour une université. Pour résumer, les professeurs se partageaient en gros en deux clans avec des pouvoirs séparés: un clan qui opte pour le pouvoir intellectuel et un autre qui louche vers le pouvoir plutôt politique.

Les premiers, plus universitaires, regardaient plutôt vers Paris, vers la Sorbonne dont ils attendaient la consécration. Les seconds, plutôt des bâtards de l'intellectualité, et de l'université malgré leurs titres, donnaient l'impression de n'être là, dans le pôle universitaire, que par un fâcheux compromis; ils penchent du côté du pouvoir politique ou administratif, du côté du Gouvernement Général et, au fond, du côté de l'ordre colonial tel qu'il est compris et tel qu'il est vécu à Alger (pas même tel qu'on se le représente à Paris), renonçant de la sorte à leur indépendance intellectuelle, l'indépendance de la pensée avec, pour récompense ou pour contrepartie de leur allégeance, la reconnaissance coloniale.

Une drôle de situation pour une université. Le titulaire de la chaire, le patron de la philo, était un illustre inconnu qui n'a rien écrit, à ma connaissance, et dont on ne connaît rien; il avait réussi à rendre son premier cours sur Kant totalement inintéressant; on en savait sur Kant beaucoup plus dans le secondaire que ce qu'on pouvait apprendre de lui en licence. Le seul cours qu'il faisait, c'était la caractérologie selon Kant; ensuite, il passait la main à Bourdieu qui nous faisait un vrai cours sur Kant.



La découverte de la sociologie dans le contexte algérien


(...) Malgré l'acharnement de la guerre - il ne fut jamais aussi violent que durant ces années - on avait conscience d'assister à la fin d'une époque, à la fin de l'ère coloniale, et cela à l'échelle universelle. L'enjeu réel n'était pas tellement (ou n'était plus) la fin de la colonisation, mais ses modalités. Au fond, secrètement encore, presque plus personne ne contestait l'indépendance: chaque partie essayait de faire advenir cette échéance selon son point de vue, selon sa vision politique et, bien sûr, conformément à ses intérêts, Le point de vue du colonisateur est toujours mitigé de morale et d'intérêt cynique...

Dans ce contexte, je découvrais aussi quelque chose d'autre, une chose inconnue jusque-là, ignorée dans notre monde parce que ce n'était pas un monde intellectuel. À savoir qu'on pouvait écrire scientifiquement sur la réalité sociale, donc sur la réalité politique. On était trop habitué dans ce qu'on lisait alors, dans ce qu'on aimait lire, à l'écriture politique ou, pour le moins, à l'écriture engagée. Cette écriture-là, une écriture de combat, de militantisme pouvait être une écriture de justice et, pour cette raison, on la tenait pour l'écriture de la vérité, pour la seule écriture de vérité, donc pour l'écriture de la science, pour une écriture scientifique. On assimilait vérité (sous-entendu vérité morale, vérité politique, vérité appelant et contribuant au rétablissement de la justice) et science : toute science est vérité, donc toute vérité est science.

Notre environnement social, politique, intellectuel nous condamnait à cette confusion très réconfortante pour notre moral, pour notre manière de penser, pour notre être en son entier. Il nous condamnait à confondre axiologie, dans laquelle on se noyait, et axiomatique dont on ne soupçonnait pas même l'existence en cette matière, en matière sociale, en matière d'objets sociaux. Il fallait découvrir tout cela, il fallait apprendre cela.

Je reconnais que, personnellement, par-delà l'enseignement proprement scolaire de Bourdieu, c'est peut-être l'enseignement le plus grand, le plus précieux, le plus positif et le plus édifiant (de manière générale et pas seulement pour la pratique de la sociologie, pour la technique sociologique) que j'ai reçu de Bourdieu, de Bourdieu comme sociologue sur le terrain, comme observateur de la société algérienne, comme analyste aussi.

Les longues discussions, des soirées entières, au cours desquelles étaient minutieusement débattues et décortiquées les informations recueillies, les observations enregistrées, tout cela était un vrai laboratoire, un vrai travail de laboratoire où se forgeaient les hypothèses, où s'éprouvaient les interprétations, où s'expérimentaient les théories, etc. Etait-ce de l'ethnologie? Etait-ce de la sociologie? Il en est resté ceci: la séparation entre les deux disciplines est relativement arbitraire, elle est artificielle, elle est un produit de la division institutionnelle et professorale du travail scientifique.

Sur le terrain qu'offre la société algérienne, confrontée à un bouleversement des plus profonds -ce bouleversement, commence en fait depuis le début de la colonisation, mené avec une violence inouïe et de la manière la plus systématique, cumulé durant plus d'un siècle au point qu'il n'est plus aucune sphère de l'existence qui en soit épargné, il atteint en ces années de guerre son paroxysme et revêt en cette circonstance ses manifestations extérieures les plus criantes-, cette séparation s'avère surfaite, vaine, illusoire. (…) Il fallait redonner son vrai sens à la notion d'anthropologie. Sur ces terrains, on ne pouvait faire de la sociologie sans ethnologie, de la même manière qu'on ne pouvait faire de l'ethnologie soucieuse de la plus large compréhension, de la plus haute valeur heuristique sans faire de la sociologie.

C'est sans doute-là l'enseignement le plus grand qu'apporte la réflexion sur les sociétés dites sous-développées et sur les économies dites précapitalistes. Jusqu'à ce jour, sur d'autres domaines apparemment fort éloignés que ceux qu'offrait l'Algérie en 1960 (Algérie 60 est le titre d'un ouvrage de Bourdieu, qui se présente comme la synthèse précisément des travaux sur l'Algérie ainsi que des enseignements épistémologiques tirés de ces travaux), la sociologie de Bourdieu gade encore les marques de cet apprentissage initial (cela se retrouve aussi bien dans les travaux de sociologie de la culture, L'Amour de l'art, La Distinction; de la sociologie des "élites", La noblesse d'Etat; et bien d'autres travaux encore). C'est à coup sûr cela qui fait en grande partie la force de cette sociologie.

Je reviens au début de mon propos: découvrir que la sociologie peut servir à quelque chose, qu'elle est une clé de lecture de la réalité sociale, et plus que cela, un instrument de construction et d'invention de cette réalité. Que la sociologie peut s'écrire et peut s'écrire autrement que la philosophie, qu'elle s'écrit pour rendre compte, pour expliquer, pour faire comprendre plus profondément la réalité sociale, pour lui donner du sens, un sens caché, un sens autre que celui qu'elle porte tout naturellement.

Effectivement, Bourdieu avait déjà commencé à écrire des articles sur la société algérienne, sur l'attitude à l'égard de l'économie, à l'égard du chômage. C'était encore un travail modeste, dans de toutes petites revues locales, les Cahiers sociaux - c'est là aussi un indice de l'indigence intellectuelle de l'Algérie d'alors (et aussi de l'Algérie actuelle), il n'y avait aucune publication qui puisse se prévaloir de la science ou de la culture - un travail qui n'a, j'en doute, rencontré beaucoup de lecteurs... ou de lecteurs qui en parleraient: les lecteurs algériens pouvaient trouver cette manière d'écrire sur la société algérienne flatteuse sans plus, car elle ne répondait pas tout à fait aux attentes les plus radicales qui étaient des attentes politiques au sens le plus politique du terme ; les autres, fort heureusement, n'étaient pas de grands lecteurs, surtout de ce qu'ils appelaient dans leur ignorance fort méprisante des "feuilles de choux" (toute publication qui ne célébrait pas sur un ton fracassant l'"Algérie française") et quand, par hasard, certains d'entre eux découvraient cette littérature, ils criaient à la trahison et vouaient aux gémonies ces écrits et leurs auteurs.

Que restait-il? Une toute petite frange de lecteurs qu'on dirait "cultivés", peut-être ces nouveaux jeunes fonctionnaires, experts, administrateurs, etc. que les nécessités, de la guerre, une drôle de guerre, une guerre pas comme les autres, avaient amenés en Algérie. Lecteurs cultivés, esprits relativement ouverts, quand même ce type de lectures ou les analyses de ce type ou de ce style pouvaient les intéresser, ils devaient les lire de manière dilettante sans que je sois sûr qu'ils puissent les comprendre.

Malgré tout cela, déjà ces premiers écrits, bien que discrets en eux-mêmes et entourés d'un silence qui frisait le complot, bousculaient bien des idées reçues chez tout le monde, même chez nous, jeunes étudiants algériens, et pas seulement chez les autres, ces autres que leur position vouait à l'ethnocentrisme le plus borné confinant au racisme.

Dans ma tête aussi, des changements insoupçonnés se produisaient, de nature conceptuelle et aussi pratique par la découverte au second degré, découverte réfléchie (ou simplement découverte de la possibilité de réflexion) des réalités sociales, politiques, économiques, culturelles comme constituant un tout solidaire - dans l'enseignement, c'était la grande époque du structuralisme à la Lévi Strauss, avec la métaphore de la société comme système de systèmes, et de la culture comme un tout cohérent…

C'était aussi l'époque de l'initiation au marxisme et, à travers lui, la découverte des rapports de force à l'échelle universelle et ici, des rapports de force entre colonisateurs dominants et colonisés; cela nous ouvrait les yeux sur l'organisation de la société coloniale et de sa hiérarchisation selon le modèle des castes. Je me rappelle de cette conférence de Bourdieu à la Salle des Actes à Alger. Dans un souci d'injecter un peu de culture dans une ville qui en était dépourvue - et dépourvue pas seulement en raison de la guerre, mais de manière endémique - l'université avait lancé un cycle de conférences.

Le titre de la conférence de Bourdieu portait sur "la culture algérienne" (en fait sur la culture kabyle). Déjà bien avant la conférence, les quelques petits placards qui annonçaient la conférence étaient perçus comme des provocations, des appels à la subversion, des atteintes à la "culture française" - il n'y avait de culture possible et de culture digne que celle-là - ainsi qu'on l'entend à Alger, à "l'Algérie française". Et au cours de la conférence et après la conférence, on a crié au scandale ! Il y avait là beaucoup de dignitaires civils et militaires qui se piquaient certainement de culture, qui ont fait les outragés. Comment peut-on parler de culture, même au sens anthropologique, à propos de "sauvages", "d'ignorants", de "fanatiques"…

C'est dire la régression d'une certaine manière, qu'il y a eu: un siècle auparavant, on essayait de la comprendre, même quand ce ne fut pas toujours de la meilleure manière, selon le bon procédé, de manière scientifique. Et encore, il y eut de bonnes choses. Un siècle après, c'était la négation pure et simple. Contre l'avis largement partagé par la salle (ou par ce qui comptait dans la salle) qui manifestait son indignation sans autre argument que la négation ou le refus de savoir, il y eut, une voix unique - c'était fort émouvant - fortement marquée d'accent kabyle, qui annonçant que le conférencier, M. Pierre Bourdieu, avait raison et disait vrai, s'était mis dans le rôle du "bon informateur pour ethnologue". "Oui, chez moi, cela se passe comme ça.. cela se fait comme ça…!


Estos extractos de entrevista fueron obtenidos del desaparecido sitio web de la Association des Amis d'Abdelmalek Sayad.