jueves, 15 de marzo de 2012

Entrevista: Abdelmalek Sayad, l'exilé des deux rives. Entretien croisé avec Nabile Fares, Smaïn Laacher et Abdelhalim Berretima (2010)

Entrevista realizada por Azeddine Lateb y publicada en el periódico La Tribune en enero de 2010.



Quel est l’apport de l’œuvre d’Abdelmalek Sayad dans votre parcours?


Nabile Fares : J’ai connu Abdelmalek Sayad d’abord comme personne avant qu’il ne soit célèbre, disons, au moment où il était au premier centre de culture maghrébine créé en France en 1957 par Germaine Tillion, rue Monsieur le prince : il y avait Pierre Bourdieu et mon oncle Mohammed Fares qui, lui, était enseignant et syndicaliste AGTA, c’est connu d’ailleurs. Mon oncle avait été arrêté en Algérie et envoyé au camp de Berrouaghia durant la guerre. Et c’est Germaine Tillion qui a tout fait pour l’en faire sortir et le re-rencontrer ici. Pourquoi ? Eh bien, Germaine Tillion et mon oncle s’étaient connus en Algérie au moment où celle-ci créait les centres sociaux dont, précisément, le premier halo concernait le bidonville du ravin de la femme sauvage en bas du Clos Salembier où a aussi travaillé Mouloud Feraoun et un certain nombre d’inspecteurs d’académie et d’enseignants. Mon oncle a enseigné dans cette école du Clos Salembier. Ils avaient créé à ce moment une sorte de centre d’éducation populaire pour recevoir les enfants qui n’étaient pas scolarisés dans ce secteur du Clos Salembier. Germaine Tellion fut catastrophée par l’arrestation de mon oncle et celles d’autres personnes à cette époque-là, 1957, et puis, l’oncle a été envoyé à la fameuse villa Susini pendant trois mois dont il a pu sortir vivant, disons, par miracle. Germaine Tillion s’est occupée de le faire venir en France ; elle a créé à ce moment-là ce centre d’études maghrébines, quelque chose dont on connaît peu l’initiative, n’est-ce pas ? Mon oncle y enseignait l’ethnographie de la Kabylie. Il parlait très bien le kabyle, l’arabe, le français. C’étaient les premiers cours d’ethnographie de la Kabylie auxquels assistait Abdelmalek Sayad et auxquels assistait Bourdieu. Dans ce petit milieu où il y a eu un grand livre, le Déracinement par Sayad et Bourdieu. On pourrait presque dire que Abdelmalek a servi d’entrée à Bourdieu sur la Kabylie. Ce que Bourdieu a écrit sur la Kabylie, il le doit, certes, à son intelligence et à sa formation de sociologue et de philosophe, et, quand même, à ce petit monde qui l’a initié à la Kabylie pendant la guerre d’Algérie. Je crois que l’impact ethnographique lui a permis de penser autrement ce qui se passait du côté de l’Algérie : ce qui se voit très bien dans le Déracinement ; le titre du déracinement dit bien comment la société industrielle violente de l’époque contemporaine, qu’on appelle les impérialismes et les colonialismes, servait comme il y avait déjà eu en France et en Europe ce déracinement paysan pour en faire des travailleurs louables et corvéables à merci dans les lieux de l’industrie, leur faire quitter la terre. Et les camps de regroupement n’étaient, à partir d’une vision d’anthropologue et de sociologue, qu’un élément de plus accomplissant à travers la guerre le grand déracinement des paysans dans le monde et surtout du côté de la colonisation. C’est bien plus tard que j’ai apprécié les textes de Sayad sans le re-rencontrer avant ce moment où on s’est retrouvés à nouveau avec Abdelmalek. C’est au moment où je travaillais à la Cimade. Abdelmalek avait déjà publié ce petit texte qui s’appelait l’Immigration algérienne en 1970 avec une très grande anticipation qui lui vient de son lieu d’ethnologue plus que de sociologue et de son rapport à l’anthropologie et un peu à la psychanalyse, au langage, aux grands changements qui se font et que les politiques ne veulent pas voir. Il avait très bien vu à cette époque que l’immigration algérienne s’installait en France, voilà, qu’elle n’était plus redevable du travail mais qu’elle était le lieu des droits civiques de citoyens même si l’ensemble n’avait pas la nationalité française à l’époque mais ils se considéraient comme travailleurs en France avec leurs enfants, leurs femmes, des problèmes de tout humain dans cette société française. Abdelmalek avait anticipé la question de la deuxième génération, ce qui allait s’appeler la deuxième génération, c’est-à-dire les enfants nés après 1962 en France et qui, parce que les parents avaient choisi de rester algériens, se retrouvaient précisément nés en France mais avec la nationalité des parents, c’est-à-dire une génération qui, tout d’un coup, n’était vue ni d’ici ni de là-bas alors qu’elle était d’ici et de là-bas. C’est-à-dire une génération en suspens, sans identité, c’est-à-dire sans reconnaissance ; ils avaient leur identité d’être nés dans la cité, d’être nés chez des parents de cette façon, d’avoir été à l’école mais ils n’avaient pas de papiers et ils ne pouvaient pas choisir à cette époque, n’est-ce pas, la double nationalité n’existant pas, et ils se mettaient, ces jeunes dits de la deuxième génération, alors qu’ils étaient pour beaucoup de troisième, quatrième génération, dans une situation de sans-papiers. Ils ne savaient pas choisir puisqu’ils avaient 16 ans, 18 ans. On ne peut pas demander à un jeune comme ça d’anticiper complètement. Et donc, c’était cette première génération d’Algériens et aussi de Portugais qui étaient moins visés. Ces derniers étaient plus intégrés à la société française que les jeunes Algériens nés en France. Ce qu’on a appelé la deuxième génération sans reconnaissance et qui était en train de vivre précisément les expulsions. C’était eux qu’on expulsait d’abord avant leurs parents. C’était eux qu’on allait chercher dans les écoles ou dans les villages lorsqu’ils avaient leurs 18 ans, leur anniversaire. Et comme eux ne pensaient pas changer entre 16 et 18 ans, normalement ils ne le faisaient pas, donc, ils étaient considérés immédiatement comme étant expulsables. Puisque c’était la politique à l’époque et, si on renvoyait les enfants, on espérait que les parents suivraient parce qu’ils étaient inscrits dans le mythe d’origine : la maison qu’on va faire au pays et toutes ces choses-là. C’est dans le cadre-là de discussion sur l’immigration, quel est l’avenir de l’immigration algérienne en France, et surtout à partir des changements qui ont eu lieu pour elle sur les éléments de vie et de transformation avec cette difficulté, c’est qu’elle n’acceptait pas elle-même ces transformations-là qui s’étaient faites à l’insu de ces Algériens mais à l’intérieur d’eux-mêmes. Et ils n’avaient pas de langage pour le dire, n’est-ce pas ? Ils étaient là pour dire un malaise mais ils n’avaient pas le langage pour le dire et surtout ils n’arrivaient pas à cet aveu : «Oui, je veux être français. Je vais avoir des droits, oui, je veux être français, je reste algérien, et je veux être français.» C’est vraiment le casse-tête moyenâgeux, qui est pur, impur, la politique de la pureza de sangre, parce que l’identité, c’est toujours l’identité de l’autre et ce n’est pas l’identité de soi. C’est ça le paradoxe de l’identité, c’est d’abord l’altérité, elle est fondatrice de l’identité. Ce n’est pas l’identité qui est  fondatrice de son identité, il faut passer par de l’autre, qu’il soit bon ou méchant pour l’identité de soi. On extermine les juifs parce qu’on se croit allemand pur. Ça passe toujours par la question de l’autre, alors cet autre peut être toujours maltraité, rejeté ou intégré à la communauté humaine. Voilà comment on s’est rencontrés avec Sayad sur ces grandes questions. Et moi, sur sa valeur anticipatrice. La psychanalyse ne lui était pas étrangère pour avoir été étranger et avoir entendu beaucoup de choses sur lui, sur cette particularité du hors lieu qui doit inventer son langage.

Personne ne pourra dire à votre place, d’où la difficulté de ces jeunes qui disposaient de quatre cents mots et de ne pas savoir quoi en faire, c’est-à-dire vraiment inventer leur langage. Ce que les premiers ont fait parce qu’ils étaient très «aérés» par l’air des cités si j’ose dire. Ils étaient tellement travaillés par ce néant de l’autre et de soi que ça leur permettait de bien écouter les gens et de bien dire lorsqu’on leur permettait de dire.  Voilà  la trame de rencontre et d’amitié avec Sayad.


Abdelhalim Berretima : Si vraiment je veux parler de l’œuvre de A. Sayad, je dirai qu’il existe plusieurs œuvres chez l’auteur. Pourquoi ? C’est parce que Sayad a traité de plusieurs disciplines et il n’a jamais pensé se limiter à un seul domaine qui touche des problématiques de l’immigration. Il a parlé de l’immigration ouvrière, puis familiale et, ensuite, de la place de cette migration dans le discours politique et sociologique. Pour moi, c’était plus un maître qu’un simple enseignant. Il avait atteint le sacre de la générosité intellectuelle envers ses étudiants. Au début de mon parcours universitaire, j’avais un appétit de découvrir ses travaux. Ma découverte de l’œuvre a précédé la pensée d’un homme que j’ai trouvé par la suite naturel et humble. C’est à travers ses œuvres que j’ai construit le sens de ma pensée dans l’orientation de mon parcours actuel. Ma soif intellectuelle était fructifiée par la découverte de son humanisme. Sayad est une personnalité humble, toujours disponible et à l’écoute de l’autre. Son apport ou l’apport de son œuvre à mes premiers travaux de recherche, en particulier sur les accidentés du travail immigrés était plus que bénéfique car moi-même, vivant la condition migratoire, j’ai énormément appris de ce qu’il a écrit.
J’ai appris la lucidité, la lutte et la patience de l’étudiant immigré, des qualités que Sayad m’a transmises par son discours et la simplicité de ses conseils. Lui-même a vécu cette souffrance : l’isolement, le mépris, pour ne pas dire la discrimination. Alors, il avait une certaine facilité dans la transmission du message authentique sur la condition migratoire. Je le voyais souvent à son bureau de l’Ecole des hautes études ou à son domicile parisien du côté de Saint-Lazare.
Il me recevait dès que je me présentais et sans aucune contrainte. Je peux dire que la découverte de son œuvre reste gratifiée par l’humanisme qu’il manifestait envers ses interlocuteurs. En plus de ses écrits, ses discussions et ses conseils ont énormément apporté à la structuration de ma formation sociologique. En ce qui me concerne, parler de l’œuvre de Sayad aujourd’hui ne doit pas dissocier l’homme de sa pensée. C’est quelqu’un de naturel et de simple, c’est ce qui fait la lucidité de son discours intellectuel. Parfois, ses conseils et ses orientations étaient plus bénéfiques que ses écris pour moi. Il y avait une certaine intimité intellectuelle marquée par le respect  de l’étudiant à son maître. Une fois, j’étais chez lui et on parlait du corps de l’immigré dans la société française. Après une longue discussion, il a tiré un article d’un tas de documents et il m’a dit : «Tenez, Berretima, lisez cet article, vous allez bien comprendre la souffrance de ces immigrés auxquels vous commencez à vous intéresser.»
C’était un article qu’il avait publié en 1981 et qui s’intitule «Santé et équilibre social chez les immigrés». C’est un document qui fait partie des actes d’un colloque tenu à l’époque à Marseille sur la santé des immigrés. Pour vous dire qu’il ne savait même pas s’il avait un autre exemplaire ou non. Il avait dit : «Je ne sais même pas si j’ai un exemplaire de cet article ou pas». C’est une œuvre parmi d’autres, c’est grâce à ses œuvres que je peux dire que mon parcours actuel est riche et je lui rends un grand hommage à cette occasion. Je voudrais surtout confirmer une chose, c’estque Sayad est l’homme qui ne refuse jamais de vous transmettre sa pensée.

Smaïn Laacher : Je pense que Sayad apporte deux choses importantes. La première, qui me semble tout à fait fondamentale, c’est celle d’une historicisation du fait migratoire, plus exactement d’une historicisation  des trajectoires migratoires. Il redonne à ces dernières ce qui est en réalité n’avait jamais été perçu auparavant, une épaisseur historique. En faisant cela, il explique le présent par l’histoire. Le second apport de la sociologie de Sayad, c’est la réintroduction des rapports de domination ; dans un double registre : rapport de domination entre les personnes et les groupes, premier registre ; et rapport de domination entre nations et/ou entre Etats. Ce qui caractérisait dans les années soixante et soixante-dix les «études» sur l’immigration, qui étaient en réalité plutôt des commandes étatiques pour faire face aux problèmes des travailleurs immigrés, c’était l’absence de cette dimension historique des trajectoires individuelles et collectives. Autrement dit, on avait des êtres sans histoire et avec Sayad on réintroduit dans le champ de la compréhension des faits migratoires des êtres dotés d’histoire, des êtres dont l’histoire est enchevêtrée à d’autres biographies. Histoire et sociologie des rapports sociaux de domination qui sont ici aussi des rapports de domination nationale. D’où mon effort pour contribuer à une sociologie de l’Etat, des institutions et du fait migratoire.


Selon vous, l’œuvre de Sayad a-t-elle la reconnaissance qu’elle mérite ?


Nabile Fares : J’ai essayé d’en dire quelques mots. Comme toutes les œuvres, elle attend toujours sa reconnaissance qui va certainement s’amplifier. Et moi, j’insiste, je préfère insister sur le caractère non du savoir de l’œuvre mais l’intérêt de sa découverte. Sayad, c’est ça qui l’intéressait, le caractère très dialectique et retors de son argumentation. Par exemple, il y a ce fameux article qui s’intitule «Des logements provisoires pour des travailleurs provisoires». C’est toujours ce mouvement d’argumentation dans la dialectique et puis, cet autre article, «De l’usage idéologique de la culture des immigrés». Sayad, comme vous le faites remarquer, n’était plus invité dans les colloques. Je crois que le dernier où il a été invité, c’est un colloque en 1985 à Marseille devant l’association des juristes. Je crois que c’est là ; après, c’est fini. Parce qu’on y dit des choses. Sayad très pessimiste d’une certaine façon ou est-ce, comme vous y faisiez allusion, comment sortir de la question «colonisé, dominé», question dans laquelle est restée embourbé Bourdieu en même temps. Ça faisait notre différence. Moi, j’étais plus actif, il fallait faire des choses, il ne fallait pas attendre. Il fallait comprendre. A partir du moment où on avait compris, un acte, c’est un acte. Même s’il y avait des difficultés qui inéluctablement surgiraient de choix, pour les individus, les représentations, les idées reçues, il fallait faire cet acte. Sayad avait dit dans son allocution avec sa façon de penser et de dire : «de toutes les façons, vous ne pourrez aller plus loin que la naturalisation.» C’est-à-dire qu’il restait lui-même dans le cadre de la colonisation. Il fallait en sortir, défendre des droits civiques de citoyenneté que précisément la colonisation n’avait pas accomplis. Sortir de la colonisation, c’était cela : parler en termes de nationalité et de citoyenneté. La double absence, certes, mais surtout, pire que cela, la double négation. S’il y a une «clinique» de l’immigration, c’est pour autant que cette double négation -ni ici, ni là- met l’immigration en danger psychique. Ça veut dire perdre la langue, perdre le pays des parents, c’est-à-dire toute la matière symbolique qui fait tenir quelqu’un. Et si, en plus, le lieu imaginaire construit comme celui du travail à l’étranger, rapporter des choses, s’écroule et que la matière symbolique n’est plus là, il y a un réel impossible qui touche l’immigré. Cet effondrement du côté du symbolique et de du côté de l’imaginaire, il ne peut être que supporté et insupporté que par le corps. C’est-à-dire un corps souffrant. Ça l’installe dans la souffrance. Ça l’entame et l’installe dans un no man’s land. Il ne peut pas revendiquer sa souffrance, c’est elle qui le revendique, sous la forme d’hallucinations, de cauchemars, de mélancolies, de nostalgies, de mal au dos, de mal aux os, au ventre, de migraines et j’en passe, double effondrement que Sayad appelle «La double Absence». Plus de garantie symbolique de départ et plus de garantie dans l’imaginaire du travail. Heureusement que les immigrés s’en sortent quand même autrement de cette difficulté historique puisque, tout d’un coup, après avoir été les élus du village et de l’indépendance, ils sont les élus du chômage, ils ne peuvent plus rentrer dans le pays. Parce que là, le pays d’origine leur demande de payer.  C’est le pays qui est coupable. Mais on va déplacer la culpabilité et on va la faire endurer aux  personnes, d’où cette nécessité pour les immigrés de combiner le double lieu, de pouvoir traverser le double lieu, celui du départ et celui de l’arrivée. C’est-à-dire reprendre à l’intérieur même du psychique l’itinéraire matériel de la noria. C’est une bande de mobus comme disent les psychanalystes, c’est-à-dire ce qui est dedans finit par sortir au dehors sans avoir à bouger. Ce lieu du double échange que les immigrés ont à maintenir pour pouvoir être ce qu’ils sont et traverser tout ça. Mais par rapport à ses deux articles […] c’est la formulation qui est géniale. Si on le prend trop au savoir Abdelmalek, on a raté sa richesse de retournement disons rhétorique.
Argumentative de Sayad. L’usage idéologique de la culture des immigrés, c’est un monument, ce truc.


Abdelhalim Berretima : Lorsqu’on s’aperçoit qu’on commence à parler des problèmes que posent l’immigration aujourd’hui en France, je peux vous confirmer que, si on avait écouté ou même pris en considération les travaux de Sayad, on aurait pu résoudre certains problèmes auxquels est confrontée actuellement la classe politique française. Sayad n’a malheureusement pas eu la reconnaissance qu’il méritait. Même si on commence à parler de ses œuvres après sa mort, je dirai que ce grand auteur de la sociologie de l’immigration n’a pas eu l’honneur qu’on lui doit pour ce qu’il a fait pour la recherche. On l’a enterré quand il était vivant pour le déterrer après sa mort. Pourquoi ? Parce qu’il ne peut plus déranger par la réalité de ses écrits. Certains vont dire que je développe ce discours par chauvinisme ou par alliance amicale. Je réponds qu’il faut juste valoriser et mettre en application ce qui a étéécrit par Sayad sur les questions d’immigration pour se rendre compte qu’on n’a jamais voulu écouter ou faire parler ce spécialiste sur la scène publique.             

Je veux rappeler que les questions d’immigration ont été récupérées par d’autres auteurs qu’on a valorisés au détriment de Sayad parce qu’ils appartiennent à des corporations ou des familles universitaires qui s’opposaient à la pensée de Sayad. Sa pensée qui reste proche de celle de Bourdieu a toujours été critiquée par certains qui ne s’entendaient surtout pas avec l’école bourdieusienne. Là, je fais allusion à l’école de la pensée déterministe qui ne valorisait pas la pensée de Sayad.
C’est parce que, et contrairement à d’autres, cet auteur fait parler ses enquêtés (les immigrés) et décrit, à travers leur l’histoire biographique, leur vécu et le rapport qu’ils entretiennent avec leur souffrance quotidienne. Sayad était le premier sociologue qui a fait parler, dans ses travaux, les immigrés. On peut le considérer comme le premier sociologue français qui a opté pour l’approche biographique dans la sociologie de l’immigration. Ce qui est malheureux, c’est que Sayad est plus connu par ses travaux à l’étranger qu’en France. Il ne faut surtout pas oublier que Sayad a déjà évoqué les contraintes auxquelles serait confrontée la classe politique française aujourd’hui et tout ce qui est en rapport avec la crise des jeunes générations, et je fais allusion ici à son article «Les enfants illégitimes», publié en 1979 dans Actes de la recherche. Mais on ne l’a jamais écouté, sans même donner une certaine considération critique ou objective à ses œuvres. Je voudrais ajouter autre chose, c’est que Sayad était rarement invité aux colloques. Cela prouve qu’on l’a volontairement marginalisé. Ainsi, il ne faisait pas partie des sociologues à qui on demandait leur avis sur la réalité des populations immigrées. Des populations qu’il connaissait très bien et parmi lesquelles il a vécu et s’est surtout inspiré dans les résultats de ses enquêtes. Comment voulez-vous construire une sociologie de l’immigration ou résoudre les problèmes de minorités, d’ethnicité, d’identité ou de communautarisme sans écouter les sociologues issus, eux-mêmes, de cette migration ? La situation n’est pas la même par exemple aux Etats-Unis où on a résolu certains problèmes dans des villes à forte densité d’immigrés car on a prôné la parole des spécialistes issus des populations immigrées. Je donne l’exemple de Thomas William Issac, de Florian Znaniecki ou d’autres sociologues afro-américains qui ont énormément contribué à résoudre certains problèmes que pose réellement l’immigration pour la société américaine. Même si ces problèmes continuent à interpeller les spécialistes en Amérique, je peux vous affirmer qu’en France la pensée de Sayad ne fait pas l’unanimité. En dépit des critiques ou du mépris à l’égard de cet auteur, son parcours avec Bourdieu, débutant en Algérie pour finir à l’Ecole des hautes études, est rarement évoqué. A travers cette familiarité intellectuelle, je fais référence à son œuvre préfacée par Bourdieu, la Double Absence, qui rassemble plusieurs travaux de l’auteur. Pour bien expliquer que l’œuvre de Sayad reste une référence pour moi, c’est parce que celle-ci m’a énormément aidé dans la structuration de mon objet de recherche, surtout ma thèse de doctorat. En dépit de ma reconnaissance objective à l’auteur, je dirai que son œuvre est rarement référencée dans les travaux de sociologie sur l’immigration, sauf exception. Ce mépris à l’égard de Sayad se confirme, par exemple, dans le refus d’une municipalité «communiste» que je ne veux pas citer de donner son nom à une rue. Pourquoi ? C’est parce qu’il reste l’intellectuel indigène qui dérangerait le nationalisme qu’entretient la politique actuelle dans sa stratégie de stigmatisation des immigrés et des Français issus de l’immigration. Si Sayad est resté toujours un homme de science sans afficher publiquement sa couleur politique, il n’a pas échappé, comme la plupart des auteurs de la pensée libre, au mépris de la déconsidération intellectuelle ou politique.


Smaïn Laacher : C’est une question difficile. Je pense que non, mais bien évidemment, la question se pose aussitôt de savoir quelles sont les conditions qui n’ont pas contribué à rendre les écrits de Sayad reconnus au-delà du cercle des spécialistes. Ça nécessiterait, en soi, une véritable enquête. Je pense que les relations avec Bourdieu (une des figures de la sociologie française à partir des années 80) ont  à l’évidence quelque peu freiné une reconnaissance de la pensée de Sayad au-delà du petit milieu des sciences sociales s’intéressant à l’immigration, et au-delà de l’Hexagone. L’œuvre de Sayad est quasiment inconnue en Algérie mais elle est aussi inconnue au Maroc et en Tunisie. Dans ces trois pays, on ne lit pas et on n’étudie pas les textes de Sayad. Et pourtant, il n’a pas publié beaucoup d’ouvrages. Il a publié surtout des articles, dont quelques-uns absolument remarquables, en particulier ceux écrits pour Actes de la recherche sociale. Je pense à l’article fondateur et programmatique intitulé «Les trois âges de l’immigration». Il faudrait pour comprendre pourquoi les écrits de Sayad n’ont pas eu la reconnaissance qu’il méritait, refaire la trajectoire migratoire de son insertion dans le champ académique et en particulier dans un segment du champ académique, celui dominé par Bourdieu et la sociologie de la domination pour parler vite.


Actuellement, on assiste à la résurgence des nationalismes, notamment en France avec le débat sur l’identité nationale. Dans quelle mesure l’œuvre de Sayad pourra-t-elle aider à sortir de cette crise ?


Nabile Fares : Je vais avoir une réponse un peu lapidaire.  C’est que le travail d’Abdelmalek de sociologue et de critique, c’est, disons, de produire des événements, de la lecture d’événements  sociaux non encore apparus, non pas encore intégrés dans un langage qui permet  à ce moment-là de montrer où la bêtise est. On peut dire que ceci est une critique des préjugés et des représentations. Vous savez, il y a la formule de Sayad qui est très drôle, «ce qui définit la conscience d’un immigré, c’est qu’il n’en a pas conscience».
Alors, allez dire à quelqu’un qu’il se comporte comme un immigré, il va vous dire, non, c’est quoi ? c’est péjoratif. 
Et quand on fait des binationaux, quelle jalousie ils développent ! On ne peut plus les voir, ni d’un côté, ni d’un autre. Ça été un facteur de cette violence-là. Evidemment, l’immigration est un phénomène qui met en cause les représentations nationales, d’où l’économie symbolique de changer de représentation. Et comme dans les transformations actuelles, ça apparaît, il y a, disons, une acculturation accélérée si on veut donner à ce concept d’acculturation toute sa dynamique. Et ne pas en faire un concept péjoratif, de création de part et d’autre.  Les transformations psychiques représentatives que doit enregistrer un immigré, la société d’accueil doit aussi les enregistrer. Et ce qu’elle veut pas faire, ce qu’elle retarde, parce qu’elle faire l’économie du changement de représentations. Tant qu’on reste dans des fonctions économiques de la vie sociale, il y a une rencontre tragique entre les processus dynamiques qui constituent les sociétés et les freins qui sont mis à la représentation et l’acceptation de ses transformations par les représentations. 
Et là, ça fait des catastrophes civiques.


Abdelhalim Berretima : Sayad avait déjà évoqué cette problématique du fossé séparant les nationaux des immigrés dans un article qu’il avait publié en 1984 et qui s’intitule «Etat, nation et immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration», il y a de cela 26 ans. C’est-à-dire Abdelmalek Sayad avait déjà posé ce problème. Mais comme je vous disais tout à l’heure, on n’a pas voulu l’écouter ou on a fait semblant de l’ignorer parce qu’il dérangeait intellectuellement car il ne laissait pas la place pour certains opportunistes ou pseudo-spécialistes de l’immigration de s’exprimer à leur façon sur ce sujet. L’auteur avait déjà exposé les problèmes actuels tout en proposant certaines solutions pour bien gérer l’immigration. Neuf ans après le premier article que j’ai cité, Sayad a soulevé dans un autre article la problématique de l’identification à la nation française. Son article, publié en 1994 dans Actes de la recherche en sciences sociales, s’intitule «Naturels et naturalisés». Mais si je reviens à votre question, je dirai que l’œuvre de Sayad pourrait apaiser le débat actuel sur «l’identité nationale», d’abord par l’équité de droit entre les nationaux issus de l’immigration,  les immigrés et les Français européens. Et par l’ouverture d’un vrai débat sur la cohésion nationale. Ceci n’est pas vraiment respecté politiquement aujourd’hui. Le problème actuel, c’est qu’on ne fait plus la différence entre  immigrés et Français issus de l’immigration. En axant le débat sur le fossé séparant les Français de couleur et les autres, le gouvernement actuel est en train de développer une politique discriminatoire prônant le nationalisme qui pourrait nuire gravement, si on fait référence aux analyses sociologiques de Sayad, à la cohésion sociale de la France. Lorsqu’il a écrit son article «Les trois âges de l’immigration», Sayad avait déjà évoqué la place qu’occupaient les premiers émigrés dans la société française. Dès leur arrivée sur le territoire français, les premiers émigrés étaient accueillis par des proches du même village ou de la même famille. Au travers de ses analyses, l’auteur parlait de la constitution de «colonies» pour signifier la concentration, à cette époque, des émigrés travailleurs qui étaient hébergés dans des hôtels meublés ou des foyers Sonacotra. Cette définition a été souvent critiquée par d’autres sociologues qui reprochaient à Sayad, le concept de «colonie» qui prend, d’après eux, une interprétation coloniale. Mais lorsqu’on fait une analyse du développement de la situation de l’immigration, en général qui est passée de l’immigration ouvrière à l’immigration familiale avec une multiplication générationnelle des enfants, on dirait que la concentration des immigrés a simplement changé de dimension pour se montrer plus intensive dans l’espace de la société française. Sayad a fait du concept de «colonie» une provocation, pour, en fin de compte, inverser les rôles, et dire que ces nouveaux émigrés étaient des envahisseurs, d’après le discours politique actuel. Il voulait surtout signifier que les premiers arrivants étaient concentrés dans un espace où ils étaient complètement séparés du monde institutionnel, à l’exception de leur lieu de travail ou de leur lieu d’hébergement. C’étaient des travailleurs analphabètes, sous-qualifiés et qui ne parlaient que leur langue d’origine. En revanche, avec les mutations qu’a connues la société française aujourd’hui, on se pose la question suivante : l’immigration de peuplement, c’est-à-dire familiale, a-t-elle vraiment contredit la théorie de Sayad sur l’idée de concentration des immigrés dans un espace bien défini ? La réponse, c’est qu’on est passé d’une concentration spatiale ouvrière à une autre forme de concentration familiale que définit la multiplication des cités, à forte concentration d’immigrés, en banlieue.On assiste aujourd’hui à la ghettoïsation de cette population où les rapports sociaux ont pris une dimension plus ethnique et communautaire, du fait, justement, de ce discours politique séparatiste entre immigrés, Français issus de l’immigration et nationaux. C’est comme s’il s’agissait d’une politique volontariste renvoyant les immigrés et les Français issus de l’immigration à la même condition d’étrangeté. A ce sujet, l’œuvre de Sayad n’a pas été prise en considération et peut-être un jour va-t-on se rendre compte que cet auteur a déjà anticipé la crise actuelle de la société française, confrontée à sa pluralité ethnique, culturelle et religieuse. Une fragmentation confortée par ce discours politique sur «l’identité nationale» qui cherche à vendre un projet de surenchère idéologique devenant dangereux pour la stabilité de la France. Lorsque Sayad a alerté la famille scientifique et la classe politique sur ce phénomène de stigmatisation des minorités immigrées en rappelant toujours les paradoxes que vivent les immigrés dans la société globale, il avait toujours présenté un discours intégrant l’ensemble des facteurs de socialisation et d’institutionnalisation de cette population. Il rappelait souvent que les immigrés sont présents dans tous les discours : sociologique, politique et religieux. S’ils sont présents dans les différents discours, c’est parce qu’ils sont, d’après Sayad, présents dans les différents espaces de la société française. Ceci explique que l’auteur a toujours considéré les immigrés comme une entité sociologique luttant contre les multiples paradoxes dans sa socialisation. A ce sujet, Sayad a publié en 1991 un livre, intitulé l’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, pour bien définir les enjeux politiques prenant en otages les immigrés aujourd’hui. C’est pourquoi on se rend compte que les répercussions des échecs de la politique d’immigration a une part de responsabilité sur la constitution des minorités immigrées qu’on continue à stigmatiser par ce discours sur «l’identité nationale». Cette persécution politique pousse ces populations à développer une «culture d’adversité». On doit donc se poser la question : Est-ce qu’on doit revenir aux travaux de Sayad et surtout à sa théorie sur les «trois âges» pour enfin comprendre pourquoi, au-delà des frontières de la majorité dominante, les minorités ou les immigrés issus de l’immigration commencent à développer un discours sectaire, pour ne pas dire séparatiste, et s’armer des valeurs culturelles qui leur donnent une autre marge de liberté afin de s’identifier à une culture qui va les protéger de l’agressivité politique dont ils font l’objet quotidiennement ?

On pourrait répondre que les symboles de cette concentration spatiale des immigrés ou des Français issus de l’immigration provoquent la ghettoïsation, le choix du vestimentaire religieux, comme le voile ou la burka, et des identifications contraires à la culture dominante.
En conséquence, on se rend compte qu’avec le discours nationaliste du gouvernement actuel nous assistons à une réelle fragmentation de la société française que Sayad avait déjà présagée il y a plus de 20 ans.

Smaïn Laacher : L’œuvre de Sayad ne permettra jamais de sortir de cette crise si tant est que ça soit une «crise» comme vous la qualifiez. Les textes de Sayad, et en particulier certains textes plus que d’autres, peuvent à aider à comprendre les phénomènes nationalitaires et je pense au nationalisme algérien plus que français. Les textes de Sayad sur la France et l’histoire de France sont d’un secours tout relatif, car ils portent surtout sur la condition ontologique de l’immigré dans une nation qui n’est pas la sienne. Les textes de Sayad ne sont pas des textes sur le nationalisme si ce n’est, de manière périphérique, sur le nationalisme algérien où il a dit des choses fort intéressantes. Le nationalisme algérien était un phénomène historique, sociologique et politique, quelque chose qui le préoccupait davantage que le nationalisme français. Les textes de Sayad portent sur la nation française, sur le statut de l’étranger dans la nation française et sur la manière dont la nation française traite de l’étranger.


Nabile Fares, en tant qu’écrivain, comment qualifierez-vous le style de Sayad ? Je vous pose cette question, parce que, personnellement, quand je suis devant une réflexion de Sayad, je suis frappé par tout ce travail qu’il effectue à l’intérieur même du langage, je pense qu’il y a tout un effort d’élaboration esthétique. Il y a donc de la jubilation à lire Sayad. Qu’en pensez-vous ?


Nabile Fares : Ah oui. Je n’ajouterai pas beaucoup de choses, apparemment, parce que vous venez de le dire. Sayad est un créateur dans l’esprit. Et surtout, quand on travaille sur ces lieux-là, il faut inventer. Il ne faut pas rester dans la reproduction sociale. C’est en ce sens qu’il y a une ethnologie différente. Et je crois que ça fait son succès dont Bourdieu s’est très très bien emparé et qu’il a donné à lire dans la Misère du monde. C’est passé par lui, parce que peut-être que Sayad a été dans ce lieu local où il est resté comme petit Kabyle, je dirais.
J’ai été le voir chez lui. Il avait les journaux, il recevait le Monde dans sa Kabylie natale. Dans ce lieu local, c’est un grand anthropologue des différences et de la nécessité des transformations. Il s’est inscrit dans les grands textes de cette anthropologie mais lui a visé les pays industrialisés. Ce qu’il dit, c’est valable pour ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, en Hollande.